L'AMOUR COÛTE PLUS CHER QUE TOUT L'OR DU MONDE
translated to French by Zoé Cappe

C’était ce mois-là qu’on avait commencé à soupçonner les terroristes d’avoir infiltré l’Amérique moyenne, d’avoir mis en place des tunnels souterrains dans les campagnes, comme des taupes. À chaque instant on avait peur qu’un terroriste creuse un tunnel sous la maison pour remplacer le chien par quelque chose de ressemblant, mais qui serait en fait une bombe. C’était une nouvelle ère dans l’histoire du terrorisme. Les terroristes étaient devenus plus rapides, plus malins, et plus adaptés à la rue. Ils parlaient comme les locaux, et se disaient philosophes. Ils chuchotaient dans l’air des commentaires hostiles, dénonçaient le monopole culturel de McDonald, de Jésus et de l’Amérique. S’ils le voulaient, si la situation s’y prêtait, fatalement, ils vous trancheraient la tête avec des fourchettes en plastique de chez PFK.

Les gens commençaient à quitter leur emploi. Les gens voyaient bien que leur vie était insignifiante et menacée, alors ils essayaient de l’apprécier, de se calmer et d’en profiter, pour une fois. Somme toute, ils s’ennuyaient chez eux. Ils devenaient dépressifs et sujets aux rhumes. Ils meublaient leurs appartements d’animaux de compagnie, mais oubliaient de leur donner des noms. Ils devinrent nauséabonds et non-croyants. Ils ne savaient pas qu’ils étaient nauséabonds, ils pensaient que c’étaient les autres. Que, d’une façon ou d’une autre, c’était un tour de magie. Une blague marrante. « Ha », pensaient-il, avant de s’endormir. Parfois, tard dans la nuit, troublés par l’excès de médicaments contre le rhume, accroupis, la tête enfouie sous les couvertures, ils osaient entrouvrir leurs yeux pour voir leur vie. Et ce qu’ils voyaient était un carré d’herbe horrible, un miasme minuscule, déformé, recouvert de poils, qui se grattait en les regardant. C’étaient leurs animaux de compagnie, et ils exigeaient des noms. Tout ce qu’ils voulaient, c’étaient des noms!

Les gens avaient appris que la vie n’est pas facile. La vie, ce n’était pas du gâteau. Pas du gâteau aux carottes. C’était autre chose : un rassemblement sur l’Île de Pâques. Vous, votre clone, une équipe de foot, des céréales au chocolat, des assiettes en carton, une réserve de jus de tomate en danger d’épuisement. C’était ça, la vie.

Malgré tout, l’économie était en hausse, et la criminalité en baisse. Le président montrait des diagrammes à la télé, les pointait du doigt. Il rappelait aux gens qu’il n’était pas un méchant, qu’il voulait, bien sûr (évidemment!), qu’il voulait le bonheur de tous. Dans son lit, rêvait à l’abolition de la colère et de la tristesse, il échafaudait des lois qui les réprimerait. Pouvait-il le faire? Avait-il les ressources? Pourquoi n’y avait-il pas pensé plus tôt? Ces jours-ci il avait l’impression de ne plus pouvoir réfléchir. À moins que ce ne soient ces impressions qui faisaient défaut. Il commença à prendre des cachets : du ginseng, du ginkoba, des tic-tacs. C’était une année électorale et l’avenir était incertain. Les leaders du monde entier se succédaient à la télé avec des graphiques, des camemberts, ainsi qu’une enfilade de longues et dangereuses séries de questions rhétoriques.
* * *
C’était aussi ce mois-là que Garret et Kristy avaient arrêté leurs expériences avec la caféine. Ils avaient, pendant l’année et demie qu’ils avaient passée ensemble, essayé tous les cafés, puis les thés, puis le mélange café et thé (ils pensaient que la caféine du thé était différente de celle du café). Ils avaient essayé de sniffer du thé, d’avaler des graines de café, de faire des gâteaux au thé, pour ensuite se remettre au café.

Maintenant ils utilisaient des comprimés de caféine. Un par jour, comme on prend une vitamine : en cachette, et avec si peu de honte.

Ils allaient à l’école à Manhattan et vivaient ensemble à Brooklyn, où le ciel avait l’apparence d’un champignon gris et où la pollution semblait s’élever de la surface même des objets (voitures, immeubles, trottoir) comme une chaleur encrassée, une sorte de mirage urbain gazeux.

À l’occasion, Garret apercevait quelque chose de noir et d’effervescent se déplaçant dans le ciel rougeâtre. Il se doutait souvent que l’Avenir, c’était maintenant. Était-ce l’avenir? L’attendait-on encore? Il avait vu les films apocalyptiques des années quatre-vingt-dix, et tous les signes étaient là : les sans-abris se levaient et marchaient dans les rues, les hommes d’affaires allaient s’asseoir dans les parcs, et y passaient toute la journée, et ne partaient que tard dans la nuit. Pourquoi? Les discussions tournaient autour de la fuite. Les gens parlaient toujours de fuir en Californie, à Hawaï, en Floride. Et la technologie qui ne faisait plus de progrès; tout ce qui avait été promis, les maisons sous-marines, les voitures volantes, les villes couvertes sur la lune, les robots domestiques vous répétant que tout irait bien; tout ce qui avait été promis n’existait pas, n’existerait peut-être jamais. Ils avaient menti. Quelqu’un avait menti.

Les rêves de Garret étaient de plus en plus simples, des rêves dénués de sens, dont la vacuité semblait annoncer un malheur imminent. Dans un de ces rêves, Garret était dans la douche. Il se savonnait, le savon lui échappait, il le ramassait, le plaçait à côté du shampooing, et lisait « Pert Plus » sur la bouteille de shampooing.

« Je pense prendre une année sabbatique, dit Kristy ». Elle allait obtenir son diplôme un an à l’avance grâce à des cours d’été et des crédits de programme avancé[1]. « Pour apprendre à me connaître. Je ne suis pas une star de basket. Je ne suis pas Jane Goodall. Je ne suis pas Mary Stuart Masterson [2]».

C’était un vendredi matin, ils étaient au lit.

« Je crois toujours que Jane Goodall, c’est le nom du singe, dit Garret. Mais non. C’est le nom de la dame blonde. »

Garret avait des cours de psychologie ce jour-là. Ils décidèrent de se retrouver après, à quatre heures, au café.

« Le café avec le truc rouge, dit Garret. Quatre heures. Sois à l’heure.

– J’y serai à trois heures cinquante.

– Je sais que tu seras en retard », dit Garret. Puis il quitta l’appartement. Pourquoi Kristy était-elle toujours en retard? C’était l’hiver, il pleuvait. La ville semblait assiégée, une métropole sous-marine avec un dôme de planétarium d’école primaire en guise de ciel, fait de papier journal recyclé, se repliant comme s’il était trempé. Le métro sentait l’urine, et certaines rues étaient couvertes de longues flaques de matière radioactive verte. Garret alla au café et s’assit, dans le café à l’auvent rouge. Il n’aimait pas le mot auvent. Un mot complet et en même temps incomplet. Vent, ils n’avaient fait qu’ajouter une syllabe.

Que se passait-il? Il avait vue sur le trottoir, une zone lézardée de Washington Square Park, et sur des échafaudages. Pendant longtemps il resta assis, jusqu’à ce que le propriétaire du café sorte de la cuisine pour lui dire qu’il ne pouvait pas rester ici toute la journée.

Garret acquiesça et se leva. « Désolé, dit-il.

– Déménage à Hawaï, dit le propriétaire du café. Il lui donna une tape sur l’épaule. Prends l’avion pour Hawaï et sois heureux.

– D’accord, dit Garret. Il acheta une salade toute faite, une orangeade, et un biscuit sucré. Il pensa à manquer son cours. Jésus t’aime, pensa-t-il ensuite. Mais Jésus n’est pas amoureux de toi. Il y pensa pendant un moment. Auvent, vent. Avant. Nostalgie.

Kristy arriva vers cinq heures. Elle arriva en courant, les cheveux mouillés.

« J’avais oublié que tu avais dit quatre heures, elle dit. Je croyais que je devais partir à quatre heures. »

Ils marchèrent jusqu’à Union Square, se tenant l’un contre l’autre comme des gens blessés et fatigués. Il ne pleuvait plus, mais le ciel était encore gris. Kristy demanda comment s’était passé le cours de Garret. Il haussa les épaules. Puis ils cessèrent de parler. Ils commencèrent à transpirer, parce que c’était un hiver doux. Le réchauffement climatique avait fini par arriver, peut-être. Il était en route depuis longtemps, il venait, c’était imminent, Hollywood en avait fait un film, et aujourd’hui il était sûrement arrivé.

Ils entrèrent dans toutes les boutiques, prirent un café, et Garret commença à raconter, sans y croire vraiment, des blagues sur les terroristes. « Et si les terroristes ouvraient leur propre boutique… et vendaient des choses horribles? Que vendraient-ils? »

Parfois il se disait que pour fonctionner, l’amour devait être équitable. Il racontait la moitié de la blague, et elle l’autre moitié. Sinon, ce n’était pas de l’amour, mais quelque chose de complètement différent. De la pitié ou du divertissement, ou même de la comédie. « Alors? Que vendraient-ils?, dit Garret. Je ne peux pas tout faire dans ce couple. » Parfois, récemment, le café lui donnait sommeil et le rendait absurde et jaloux. Il commençait à se souvenir de toutes les fois où Kristy avait été en retard, et de toutes les fois où elle avait promis de ne plus l’être.

« Si, c’est possible, dit Kristy. Tu peux faire ce que tu veux.

– J’essaye toujours de te remonter le moral, dit Garret. C’est comme ça. J’essaye toujours de te faire rire et tu es toujours déprimée.

– Et si un terroriste te cassait la gueule? » dit Kristy.

Sur le trottoir, de la vapeur semblait sortir de certains endroits, et un camion gigantesque débarqua dans la rue, comme un bélier municipal. Il y avait toujours un camion gigantesque débarquant dans la rue comme un bélier municipal.

« Je suis sur le point de faire quelque chose, dit Garret. Il s’arrêta devant un marchand de glace et lui acheta deux cônes avec des pépites multicolores. Ce serait son dîner. Je voulais le faire, alors je l’ai fait, dit-il à Kristy ». Il regarda autour de lui, pour voir si quelqu’un n’était pas d’accord avec deux cônes de crème glacée avec des pépites multicolores. Il jubilait presque. Kristy acheta un grand sachet de bonbons et un café de la taille d’une gourde. Ils retournèrent à Brooklyn et s’allongèrent sur leur lit. Éteignirent toutes les lumières. Et ils se tinrent. « Je t’aime », dit Kristy. Mais elle le dit doucement et Garret n’entendit pas à cause du bruit de la climatisation, qui venait du haut du mur, comme une grosseur mécanique et mammifère, une machination petite mais contrariante. La partie brune couleur pain d’épice tremblait, coulait, résonnait, sans même sûrement fonctionner.
* * *
Le tube de cette année-là, c’était « Sigh (hole) »[3], une chanson R & B d’un groupe de pop-rock :
There-ere's a hole in you
Gets emptier, ah-oh, each day
But you don't needn't be blue
Everything's-uh gonna be, yeah, okay[4]
En guise de refrain, le groupe soupirait, genre Caraïbes, dans leurs micros. À part le guitariste rythmique, qui slammait[5] « we are sighing, we are sighing[6] », pour l’expliquer. Dans le clip il y avait des célébrités qui regardaient la caméra (comme s’ils vous regardaient dans les yeux! Aahh!) et soupiraient comme s’ils en avaient vraiment envie, ou besoin. Les gens disaient qu’ils soupiraient à cause des malheurs du monde. Ou à cause des paparazzi sans scrupule. On se disputait, on se traitait de tous les noms. Des gens se levaient dans les chaînes de restaurants, pointaient le sol du doigt, et disaient : « C’est à cause des paparazzi, imbécile. » Ensuite ils demandaient une table dans le coin. La nuit, ils envoyaient des e-mails en masse, illogiques et polluants. Les célébrités n’avaient elles-mêmes aucun commentaire.

Après un cours de psychologie, Garret proposa à une collègue de classe d’aller manger ensemble. La collègue fronça les sourcils. Elle avait flirté avec Garret pendant tout le trimestre. « Hmm, dit-elle. Je ne crois pas ».

Garret alla dans le parc, où les arbres n’avaient pas de feuilles. Leurs branches grises, pétrifiées, semblaient vouloir griffer le ciel. Il y avait un vent de cimetière, dru et lent et dur comme du marbre. Tombeau d’éléphant, pensa Garret. Il s’assit sur un banc et appela Kristy. Il lui demanda si elle voulait aller voir un film ce soir. Elle venait de sortir de cours, mais en avait un autre. « Je te verrai à l’appartement, dit Garret. Il n’avait plus envie d’aller voir un film.

– Je dois étudier à la bibliothèque de toute façon. »

« On se verra à la bibliothèque, alors, dit Kristy.

– Non, je te verrai à l’appartement. Je dois étudier.

– Je ne serai pas en retard, cette fois-ci. Rendez-vous à la bibliothèque.

– Non, c’est pas ça. J’ai besoin d’étudier.

– Quoi, c’est pas ça? dit Kristy.

– Quoi?

– Rien, dit Kristy. Bon, salut. »

Garret traversa la rue pour aller à la bibliothèque. Dans le trottoir il y avait un trou de la taille d’une baignoire. Des travaux. Toujours des travaux. C’est l’aventure qui compte, pensa Garret, absent. C’est la façon dont on y arrive. Le maire, puis le président, avaient commencé à le dire. « Et où va-t-on? demanda le maire.

Quand arrivera-t-on? que nous arrivera-t-il lorsqu’on y arrivera? » Il voulait vraiment savoir.

Une femme avec un bandana rouge se mit en face de Garret et lui donna un tract pour une rencontre antiguerre. Garret ne savait pas trop, ces jours-ci, ce qui se passait dans le reste du monde. Il trouvait difficile de bien comprendre à quel point le monde était grand, combien d’humains il y avait. Il pensait au Moyen-Orient, au conflit et aux mortiers, puis soudain à l’Australie, à la Nouvelle-Zélande, aux poulpes géants, aux thons, puis au Japon, aux millions d’habitants du Japon. Il s’arrêtait là, sur le Japon, imaginant la vie d’un Japonais, sans succès. Tout ce qu’il voyait était un petit tas de wasabi, couleur menthe, sur fond de drapeau blanc.

Garret vit Kristy sortir d’un bâtiment de l’autre côté de la rue. Il tourna, se cacha derrière un poteau et observa. Kristy était accompagnée d’un homme, grand, avec une petite tête. Elle riait et l’homme souriait. Ils entrèrent ensemble dans un autre bâtiment.

À la réunion antiguerre, ils voulaient abolir les mots « Nous », « Notre », et « Eux ». D’autres voulaient abolir le mot « Je ». Ils se sentaient frustrés. « Nous ceci, nous cela; notre ceci, eux cela; nous contre eux, pas étonnant que les choses soient dans cet état. » Ils voulaient l’unité sémantique. Ils allaient devenir amis avec les terroristes. C’était leur plan. Un homme plus âgé (un professeur?) se leva et souligna que les terroristes ne voulaient pas de nouveaux amis, qu’ils avaient déjà assez d’amis comme ça, même trop. Ce qu’ils voulaient par dessus tout c’était de l’amour romantique. C’était sûrement un doctorant. Un autre homme se leva et dit : « L’amour coûte plus cher que tout l’or du monde. » C’était d’un capitalisme déplacé ou bien cynique, et l’homme se fit ignorer. Finalement, on trouva une solution: ils deviendraient amis, quoiqu’il arrive. On distribua des feuilles d’inscription et un sextet de jazz-rock commença à jouer. Le batteur avait six cymbales, dont quatre petites. On le regardait avec suspicion. Est-ce que c’était bien à propos, en temps de guerre, de jouer avec six cymbales, dont quatre petites?

Garret sortit dans la nuit avec la bouche sèche et un mal de tête.

Il attendit dans le coin un moment puis appela Kristy.

« Kristy est à l’appartement de sa sœur, elle fait un somme. Elle dort. Je suis sa sœur.

– Vous êtes la sœur de Kristy? dit Garret.

– C’est ça. Kristy est en train de dormir. » Elle raccrocha.
* * *
Un weekend, ils sortirent de cours et prirent l’avion pour la Floride pour passer une semaine de vacances chez la mère de Garret.

Ils allèrent chez Red Lobster[7]. Kristy commanda la salade du chef avec une garniture au crabe.

« J’ai découvert que j’avais de l’arthrite dans les mains », dit la mère de Garret. Elle prenait des cours de piano chez une jeune personne. Son mari était parti. Il avait trouvé un amour plus authentique et il était parti. Elle en était jalouse parfois, mais la plupart du temps elle avait juste envie de dormir et elle interprétait ça comme de la résignation. Elle avait acheté quatre masques à gaz, pour se protéger contre certains actes de terrorisme, et s’était mise à pleurer après avoir lu seule, tard une nuit, le manuel d’utilisation de la première à la dernière page. Elle venait de laver ses chiens.

« Quatre masques à gaz, dit-elle. Je me sens si bête. Enfin, pourquoi quatre? Pourquoi pas cinq, ou mille? » Elle se mit à rire puis s’arrêta et bailla. Kristy regardait de haut sa salade de crabe. La mère de Garret sourit à Kristy puis demanda à son fils pourquoi il ne changerait pas d’école pour venir en Floride.

Garret émit un bruit. Il haussa les épaules. Il planta sa fourchette dans le homard mutilé qui ressemblait à un gros insecte.

À la maison, ils essayèrent les masques à gaz puis approchèrent leur tête des chiens. Les deux caniches toy leur tournèrent le dos et se réfugièrent chacun dans une pièce en aboyant contre le mur. Ils avaient presque quatre-vingt-dix ans de vie de chien.

Au lit, Kristy demanda : « Si je prenais quinze kilos, tu serais encore avec moi?

Pour que l’amour fonctionne, croyait Garret, il fallait mentir tout le temps, ou ne pas mentir du tout.

– Je ne sais pas, dit-il. Il fallait choisir une option et faire savoir à l’autre laquelle on avait choisie. Il fallait être rigoureux et parfois un peu idiot. Je ne peux pas prévoir l’avenir, dit Garret. Évidemment. Tu peux, toi? »

Quelques minutes plus tard, Kristy se leva, appela la compagnie aérienne, puis un taxi, et s’envola pour New York. Elle revint le jour suivant et le reste de la semaine en Floride fut calme et ensoleillé. Ils firent du canoë, virent dans l’eau algueuse des poissons longs comme des jambes. La mère de Garret fit un gâteau. Sur le gâteau était écrit : « À Garret et Kristy, avec amour : longues et heureuses vies. » Ils regardèrent beaucoup la télévision, tous les trois sur le sofa. Les sondages disaient que le terrorisme était maintenant la plus grande menace à la sécurité des humains, avant le cancer, les maladies du cœur, les gangs de banlieue, les piranhas, et la nage pendant la digestion.

De retour à Brooklyn, la nouvelle crainte était que les terroristes pouvaient vivre à l’intérieur des murs, vivaient peut-être déjà dans l’enceinte de la ville– des cellules entières, des familles, avec des lampes de poches, conspirant et s’entraînant, descendant les tuyaux en rappel.

Garret se mit à dire des choses comme, « sans café je ne suis rien », et « Terrorisme, Schmerrorisme Berrorisme Schlerorrisme », ce qu’il disait surtout pour l’effet de torpeur, de pensée facile. Il sentait que les os de sa mâchoire et de son crâne grandissaient, sentait la moue forcée de ses lèvres, l’inconfort des os plus grands derrière sa bouche et son visage. Il n’alla plus en classe, et chercha des petits boulots dans le quartier chinois. Il essayait de ne plus y penser. Il essayait juste d’aimer. Tout ce qui existait, il essayait de l’aimer. Mais ça ne marchait pas comme ça. Non. Après tout, l’amour ne se vendait pas en gros, au kilo. L’amour n’était pas une asperge flétrie du quartier chinois, en vente sur un stand mal éclairé.

Mais si l’amour était un animal, Garret le savait, ce serait sûrement le monstre du Loch Ness. S’il n’existait pas, ce n’était pas grave. Les gens en construisaient des répliques, les mettaient dans l’eau et les prenaient en photo. Le monstre du Loch Ness, ce canular, étaient assez réussis, même si certains avaient peur du monstre et voulaient qu’il parte, même s’ils achetaient des assurances-vie au cas où ils se feraient dévorer vivants.

Un soir, tard, Kristy se leva pour aller aux toilettes.

« Qu’est ce que c’est que ça, dit Garret. Kristy, pourquoi est-ce que tu claques la porte? » Il venait juste de faire un rêve. Il allait dans un déli pour commander un bagel au fromage à la crème, mais recevait un bagel à autre chose à la place; il ne savait pas ce que c’était. Puis il entendit le bruit de la porte se fermer.

« J’avais besoin d’aller aux toilettes, dit Kristy.

– S’il te plaît, ne claque pas la porte, dit Garret. Sois plus délicate. » Il bougea la tête. Le bruit de ses cheveux glissant contre l’oreiller aurait pu durer pour l’éternité.

Ils ne faisaient presque plus l’amour, et seulement le matin, quand l’un d’eux se réveillait et se pressait contre l’autre, en le massant. Leurs têtes pâteuses fonctionnant par le désir, ils faisaient l’amour comme ça, visages tournés, yeux et bouches fermés.

Ensuite, Garret se sentait masturbatoire et mou.

Il alla à une autre réunion antiguerre. Une autre guerre allait se déclarer bientôt. Les gens se levaient et parlaient. Une personne dit : « Les gens vont rechercher le bonheur. Les gens doivent comprendre que les autres feront ce qu’ils croient les rendre plus heureux. Alors il faut se calmer et laisser la vie suivre son cours. Elle avait un anneau dans le nez, comme un bœuf. L’anneau était un morceau d’os.

« La révolution se fait de l’intérieur, dit-elle.

– C’est fini! Dit quelqu’un d’autre. La planète est finie, condamnée. Et moi je dis tant pis, tant pis. » Il se leva et sortit vivement de la pièce, en sautant pour frapper le cadre de la porte. Il y eut un long moment de vide, puis un homme fort au visage aimable, assis à côté de Garret, cria en fixant le sol : « J’emmerde la guerre, j’emmerde, la guerre. » Les gens se rassemblèrent autour en lui tapotant le dos. Certains, confus et fatigués, ou bien paresseux, tapotaient le dos de Garret, le dos de n’importe qui. Il y eut, à nouveau, des feuilles d’inscription au mur. Garret s’inscrit à trois choses différentes. Il partit dans la ville. Des gens saouls marchaient en titubant sur les trottoirs et dans les rues, bien qu’on ne fût que mercredi.

Garret pensa retourner en Floride. Trouver un job dans un club de golf, peut-être. Il avait eu un ami qui conduisait un de ces véhicules blindés qui aspirent les balles sur les terrains de golf. Peut-être que c’est ce qu’il ferait.

« Reviens à la maison, dit la mère de Garret au téléphone. Tu peux prendre un trimestre de congé. Kristy aussi. Vous pouvez venir vivre ici tous les deux et vous serez en sécurité. » Elle dit que les terroristes comptaient prendre l’île de Manhattan en otage. Elle l’avait entendu à la radio. Ils accrocheraient des moteurs extérieurs sous l’île de Manhattan et la conduiraient comme une péniche sur l’océan Atlantique. Par contre, personne ne savait ce que les terroristes feraient après. Peut-être une croisière autour du monde, dit un auditeur. Une croisière sobre, avec des cocktails sans alcool. Peut-être un nouveau pays, dit un autre auditeur, pour légitimer leur terrorisme, le rendre humanitaire, et moral et…

Il fut coupé là.
* * *
Kristy avait un rendez-vous pour se faire enlever ses dents de sagesse. Elle demanda à Garret de l’accompagner. Garret dit qu’il avait un cours ce matin là, mais qu’il irait la voir après.

Le visage de Kristy devint bouffi et dur après l’opération. « J’ai l’impression d’être un monstre », dit-elle. Ils entrèrent chez un marchand de glace et elle se mit à pleurer. Garret pensa se lever pour l’étreindre, mais il mit une main sur sa tête à la place. - Tu es bien, dit-il. Ça ne durera pas, de toute façon. »

Kristy alla chez sa sœur et Garret retourna à Brooklyn.

Ils ne se parlèrent pas pendant une semaine. Puis Garret l’appela. Elle lui dit qu’elle n’avait pas appelé parce que son visage était gonflé. Elle ne voulait pas que Garret la voie. Garret dit qu’il s’en fichait. Ils s’accordèrent pour aller voir un film ce soir-là, à neuf heures. Elle dit que les choses changeraient désormais. Elle ne serait plus en retard. Ils iraient patiner.

Elle arriva en courant au cinéma à 20 h 59. Son visage était rouge et bleu d’un côté, il semblait un peu assommé, ou malade.

Garret avait acheté les billets et ils entrèrent. Ils regardèrent les bandes-annonces et Kristy s’approcha des genoux de Garret pour lui prendre la main. Il se pencha et chuchota, « Viens dehors une minute, j’ai quelque chose à te dire. »

Dehors, Kristy lui sourit, puis Garret n’était pas sûr, mais il lui dit quand même : « Si un terroriste te disait qu’il te tuerait toi et ta famille si tu étais en retard, serais-tu en avance d’une minute? Non, tu serais en avance d’une putain de demi-journée. » Il avait répété dans sa tête.

« Qu’est ce que tu racontes, Garret? Dit Kristy. Tu te fous de moi? Ne fais pas ça. Tu ne sais pas de quoi tu parles. »

Mais il y avait des choses dont on devait s’inquiéter, Garret le savait, des choses dont il fallait s’inquiéter. S’il ne disait rien, elle serait 20 minutes en retard, puis une heure, puis elle ne viendrait plus du tout. Ou elle viendrait et lui jetterai un gâteau à la figure. Il fallait garder le contrôle sur sa propre vie. L’interrompre. Il fallait lui faire savoir qu’on n’était pas heureux. Enfin, peut-être pas. Peut-être qu’il fallait laisser faire les choses, être tolérant et facile et ne jamais s’inquiéter. Se laisser glisser vers l’acceptation et la quiétude, mais vers quoi, la mort? Non, ça ne paraissait pas juste. Il fallait résister à la mort.

« Si, je le sais, dit Garret. Je parle du fait que tu es toujours en retard. C’est mal poli.

– Te rends-tu compte de ce que tu dis? J’étais en avance cette fois.

– Je sais, mais tu es venue en courant, dit Garret. Tu aurais très bien pu être en retard.

– Et alors? J’étais en avance. »

Ils restèrent là un long moment. Le vide maussade qui se trouvait en eux gonfla, se mêla et s’installa comme des bulles dans lesquelles ils flottaient. Leurs corps coupables et épuisés, rassis et immobiles et retournés. Les gens autour se faufilaient dans les voitures, les magasins, dans les rues et sur les trottoirs.

« Tu aurais dû être vingt minutes en avance, dit enfin Garret. Tu aurais dû penser : "Ah, j’ai été en retard tant de fois, peut-être devrais-je venir plus tôt cette fois-ci, au cas où une de mes excuses se présente pour me mettre en retard." »

« Tu aurais dû être une heure à l’avance… une fois commencé, il savait qu’il devait continuer. La colère ne venait de nulle part, elle venait et elle était là. Assise, en attendant, pour te racheter des centaines d’heures où tu as été en retard auparavant, pour compenser, pour être sûre. » Les lumières de la ville se superposaient dans l’air, liquides, tachées et marron. Qu’est-ce qui était raisonnable, et qu’est ce qui était nécessaire, et qu’est-ce qui était idiot? Devrait-il s’excuser? Toute la vie semblait n’être qu’une chose. Une chose superficielle, comme une dinde farcie, s’échappant du four pour voler en orbite dans la nuit, une chose autrefois familière et maîtrisable, mais maintenant là, dehors, inconnue, toute seule, brûlée, sans tête et rarement observée.

« C’est bon, dit Kristy. Je vais chez toi prendre mes affaires tout de suite. »

Ils retournèrent à l’appartement de Garret à pied. Ils marchèrent sur les avenues, sur le pont de Brooklyn. Elle marchait environ cinq mètres devant. Il suivait. La nuit était bruyante et noire, sans étoiles et chaude. Peut-être qu’on n’était pas du tout en hiver, mais en été.

Dans son appartement, Garret s’assit sur son lit.

Kristy balança ses affaires dans ses bagages. « Tu peux garder ça pour ta prochaine copine. Elle souleva deux poids vert kaki de un kilo et demi.

– Pourrais-tu être moins bruyante? Mon colocataire essaye sûrement de dormir, dit Garret. Pourquoi es-tu si en colère, de toute façon? C’est toi qui me plaque, alors calme-toi. »

La bouche de Kristy commença à saigner, formant une petite coulisse, comme un signe de mutation précoce. Sa joue avait été gonflée pendant trop longtemps. Peut-être qu’il y avait un problème avec les points de suture. « Merde, dit-elle. T’es même pas venu avec moi pour mes dents de sagesse. Elle s’essuya la bouche avec une chemise de Garret. Tu devais aller en cours? Tu rates tous tes putains de cours!

– C’est ma chemise, dit Garret. C’est impoli. Contre le bureau, il y avait une pile de photos qu’ils avaient prises ensemble. « Prends tes photos », dit Garret. Kristy les poussa du pied sur le sol. Elle lança ses sandales sur le mur. Elles se coincèrent dans les stores de la fenêtre et la poussière s’éleva dans l’air.

« Pourquoi est-ce que tu fais ça ? dit Garret.

Kristy releva sa valise, les roues vers la porte.

– Pourquoi n’installes-tu pas des murs insonorisés pour ton colocataire? Dit-elle. Si tu tiens tellement à lui, pourquoi ne le fais-tu pas?

– Je le ferais, dit Garret. C’est impoli de ta part, en fait.» Ils se regardèrent. Le sang coulait encore de la bouche de Kristy, puis il coula de son nez, comme si on avait écrasé une pensée. Elle décrocha sa sandale des stores. Elle mit ses bagages dehors, se mit en position pour bien claquer la porte avec ses deux mains, puis la claqua. La porte rebondit de son cadre sans se fermer.

Kristy fit rouler ses bagages dans le couloir extérieur. Ça grinçait et ça faisait des bruits de rails de train. Garret s’assit et écouta. Pendant un moment, il fut désolé pour elle, pour lui, pour tout le monde cassé et délabré. C’était sans espoir, en fait. Puis, rapidement, il se sentit bien, il sentait que les choses n’allaient pas si mal, il se sentait amical et il sentait que ce moment de douceur, ou de calme, ou bien tout simplement de la fatigue, était bon; que s’il pouvait avoir ce sentiment, les choses continueraient, mois après mois, un sentiment bon et petit, tout allait bien. Et tout ce qu’il voulu, soudainement, vraiment, c’était de partager tout cela, alors il cria : « Passe une bonne semaine. Il se leva et hurla : Attends, j’espère que tu seras heureuse maintenant, j’espère que l’on pourra rester amis, pour de vrai. » Et Kristy revint, le regarda, et dit : « T’es vraiment un con ». Elle dit bien d’autres choses encore, le visage infecté; et la porte claqua avec fracas.
* * *
[1] NDTR : « AP credit » signifie « advanced placement credit », qui est un programme existant dans certaines écoles secondaires canadiennes et américaines, offrant des cours de niveau avancé permettant aux étudiants d’accumuler des crédits pour s’avancer dans leur cursus universitaire.
[2] NDTR : actrice américaine populaire, née en 1966
[3] NDTR : « Sigh (hole) » signifie, littéralement, « Soupir (trou) ».
[4] Il y a un trou en toi
Il se vide plus, oh, oh, chaque jour
Mais ne sois pas déprimé
Tout ira, oui, tout ira bien
J’ai choisi de ne pas traduire la chanson dans le texte car le contexte géographique de l’histoire est américain, je pense que garder le texte en anglais confère une authenticité à l’histoire.
[5] Slam : poésie oratoire
[6] Nous soupirons, nous soupirons
[7] Chaîne de restaurants américaine spécialisée en poisson et fruits de mer.