L’AMOUR EST LE DIEU INDIFFÉRENT DONT L'UNIVERS EST L'ÉGLISE
translated to French by Nina Pilipili

Sean avait passé ses nuits nonchalamment, au gré d'une grande intuition et sans vraiment s'impliquer dans le monde réel – le monde réel extérieur qui existait réellement. Il avait vingt et un ans. Il vivait avec son frère aîné, Chris, à Manhattan, et rêvait essentiellement d'amour. C'étaient des rêves terribles et sirupeux. Ils étaient faits de moments de passion prolongés, de couleurs vagues et peintes, et de gens assis à ne rien faire dans une sorte de mélancolie voilée et euphorique, ce qui, dans les rêves de Sean, était ce que l'amour semblait être. Il dormait la journée, sur le sofa, et se réveillait, parfois, avec une sensation si horrible et spongieuse de l'amour – celle de sa génoise détrempée appuyant contre son cœur comme un autre cœur – qu'il se mettait à déambuler dans l'appartement, dans cette pièce unique et toute en longueur comme un couloir qui aurait mal tourné, cherchant vaguement et confusément (où était l'être aimé ?), sans rien toucher, dérivant simplement entre les choses (les piles de vêtements, la télé, le bas radeau blanc qu'était le lit de son frère) se sentant décoquillé et ancien et – se rasseyant, ensuite, sur le sofa – ingrat car, dans ce monde inculte de pacotille, existait-il des choses qui inspiraient la gratitude ? Pas beaucoup, Sean le savait. Il n'aimait pas le monde et le monde s'était peut-être lassé de lui.

Le monde s'était lassé de lui !

Pourtant, ce n'était peut-être même pas d'amour qu'il rêvait, mais d'une sorte d'ersatz d'amour, d'une passion factice et passagère ou d'un désir refoulé, comme une graine chimique. Ou encore de quelque attente effrontément frauduleuse – une attente qui mène un fantasme là-bas, dans le monde réel, lui trouve un appartement et, illégalement, un travail – car Sean n'avait jamais été amoureux. Il avait une fois dit à une petite amie qu'il l'aimait, mais ensuite, il s'était soudain senti terrassé, comme pris sous une pluie de flèches sur un champs de bataille en pleine nuit; comme si le monde, à ce moment-là, avait pensé à lui et l'avait maitrisé, mémorisé et mis de côté, comme une chose apprise. Le monde en avait peut-être fini avec Sean. Et pourtant, il continuait d'être. De vivre, de faire des choses (manger, écrire un roman, emménager à Manhattan) car il y avait encore, et toujours, le sentiment – la suspicion – que le monde le connaissait et l'aimait; que le monde faisait de son mieux pour le lui faire comprendre, qu'il se créait un langage et l'accompagnait peu à peu, progressivement, et lentement, vers ses pensées. Ce qui était, peut-être, la sensation d'être vivant – la raison pour laquelle Sean existait, continuait – cette attente, cette foi, qu'il y avait quelque part cette énorme chose d'amour, un château entier, et que le monde, malgré son incompétence, essayait jour après jour d'y mener Sean; qu'il réfléchissait à l'endroit où il devrait aller et comment.
* * *
Sean se réveilla au son de la voix d'Annie. « Ces derniers temps, je rêve de la lettre de suicide » était-elle en train de dire. « Je me bats avec la syntaxe, la voix – est-ce que c'est moi ? Est-ce que c'est ma vraie voix ? – , j’altère la phrase, je change l'adverbe de place. Je meurs enfin de cause naturelle, comme je le mérite. » Annie était assise sur le lit, face à Sean, allongé sur le sofa, sous des couvertures. Chris était étendu à côté d'elle, sur le dos. Il lisait un New Yorker qu'il tenait péniblement devant lui.

« Oh » dit Annie. Et parfois, j'ai l'impression que ma vie est ailleurs, dans l'espace – comme un vaisseau ou une lune – et que d’une minute à l’autre, elle va redescendre lentement, et m'écrabouiller au ralenti. » Annie se tint très tranquille pendant quelques secondes. Elle est blasée d’elle-même, pensa Sean avec indulgence. « Mon Dieu » dit-elle. « J'ai mal au crâne. C'est un amour et une nostalgie pour cet instant présent et changeant. Je le sens changer. » Elle frappa quelque chose derrière elle, de la main; c'était la cuisse de Chris. Annie était la petite amie de Chris.

– Fais-moi un massage, dit Chris.

Il jeta le New Yorker sur une pile de vêtements par terre. Il roula sur le côté, vers la fenêtre qui donnait sur la vingt-neuvième rue. Il y avait le son de sirènes au loin, le ressac et la voix des bruits de la ville, comme sur une plage – une plage, certes, mais avec des taxis à la place des vagues, des bâtiments à la place des mouettes. C'était la fin de la soirée, et l'été.

Annie pétrissait les côtes de Chris.

– OK, dit Chris. Stop.

Sean ferma les yeux pour se rendormir. Il avait rêvé, un peu plus tôt, un rêve liquide et déroutant. Je veux apprendre, pensa Sean. À nager, pensa-t-il. Le temps frémit et cogna doucement à l'intérieur de lui, comme un bocal qui contenait un poisson qui était aussi lui. Incertain, il se demanda s'il dormait. Il sentit quelque chose sur ses jambes. Annie était venue s'asseoir sur lui.

– J'ai une sœur, dit-elle. Tu veux la rencontrer ?

Quelque chose à l'intérieur du corps de Sean, quelque chose de petit et de spongieux bougea un peu – un ganglion, peut-être.

– Elle s’appelle Maryanne, dit Annie.

– Maryanne » dit Sean. Il sentait les longs os des jambes d'Annie contre les siens.

– Annie » dit Chris. Enveloppé dans sa couverture, il était allongé sur le sol – du parquet. Annie alla vers lui.

– On va chez moi, dit-elle. Pour une incroyable partie de jambes en l'air.

Chris se déroula et se leva. « Les incroyables parties de jambes en l'air, ça n'existe pas. »

Annie lui fit un large sourire. Elle rit. Ils allèrent chez elle. Sean s'endormit. Lorsqu'il se réveilla, il but du jus d'orange. Il s'assit sur le sofa dans le noir. Il réfléchissait à l'idée de prendre une douche – son attaque durement carrelée, ce savon qui glissait toujours des mains comme un amour moqueur à sens unique. L'eau coulerait sans fin. Personne ne pourrait l'arrêter. Prendre une douche, cela avait l'air d'une chose risquée, dangereuse. Construire un feu, pensa Sean. Construire un énorme feu de joie. Sean se leva. Il s'allongea sur le lit de son frère. L'amour, pensa-t-il. Maryanne, pensait-il. Il se sentait nerveux et agité. Il n'aimait pas ce sentiment – c'était quelque chose qui appartenait au passé, qui se nouait et se dénouait – car récemment, et depuis un moment, il était quelqu'un de plus calme, avec une acceptation impassible des choses, un tempérament perspicace et philosophique sans angoisse d'adolescent, sans vague désespoir; parce que se lever la nuit, savait Sean, vous changeait. À chaque fois, vous aviez soif de moins de choses, vous oubliiez un peu de ce monde éclatant et bruyant, de ces machines explosives des visages la journée – de l'équipement dansant et gigotant de choses au soleil. Vous vous réveilliez la nuit et quelque chose de serein et de feuillu se rassemblait derrière vos yeux – une forêt pâle, secrète – et, en se réveillant et en sortant de votre esprit, une partie de vous-même restait là-bas. Dans la faible lueur de ce lieu, une partie de vous fragile et autrefois blessée disait « Qu'est-ce que c'est. C'est bien, ici. Alors d'accord. Alors restes-y. »
* * *
Quelques jours plus tard, Chris rentra tôt dans la soirée avec de la nourriture chinoise et réveilla Sean, qui était en train de rêver de Maryanne.

– Brocoli et tofu frit, dit Chris. Avec de la mayo et de la laitue en plus. Je sais que t’aimes ça.

Sean alla prendre son plat chinois. Dans son rêve, il était sorti de lui-même. Il était tout ce qui existait, sauf lui-même. Il était tout l'amour pur et dépeuplé du monde. Il était Dieu, peut-être. Il était aussi un œil. Il se vit ainsi que quelqu'un qu'il comprit comme étant Maryanne, loin en dessous de lui, paressant sur une sorte de champ gazeux neptunien, allongée et rose comme des châles – spectrale et changeante comme les entrailles d'une chose.

– On loue un film ce soir, dit Chris. Les Tortues Ninja. Ton préféré. La grande revanche de Splinter.

Sean mangeait la nourriture chinoise. Il était de retour dans son rêve et il dérivait dans ce monde autre-planétaire, où tout était mou et mauve et détruit; inerte et splendide comme la peau douce et insipide d'une aubergine. Était-ce l'amour ? se demanda Sean. Il mit un morceau de tofu dans sa bouche.

– J'ai déjà loué ça, dit Chris. Pas de tortues pour toi.

Avec un grand sourire, il regardait Sean, qui fixait son plat chinois. Chris lança le film sur le sofa. Sean fixa son repas, puis se déplaça – assez gracieusement, se dit-il en le faisant – jusqu'au film, et s'assit à côté. « Tu peux le mettre et le rembobiner ? » dit Chris. Parfois, sa voix devenait haut perchée, un peu implorante comme celle d'une personne timide dans un moment d'extraversion, ce qu'elle faisait maintenant. « Sean, passe les bandes-annonces ? » Sean posa sa nourriture et prit le film. Il se souvint de quelque chose de bruyant de son enfance, de quelque chose de fraternel et de rieur, et il sentit la plus petite des tristesses – la tristesse d'un moustique, d'une fourmi et d'une mite – piétiner doucement son cœur, comme une petite pluie.

Il y avait un grand miroir posé contre la télé et Chris, en le transportant, à présent, le fit tomber. Sean vit sur le sol un morceau de verre, sombre et terne comme des feuilles. Chris ne bougea pas pendant quelques secondes; ses yeux, vit Sean, étaient dans le vague; sa bouche immobile et humide, sertie dans sa tête comme une pierre plate et laiteuse.

– Ce n'est qu'un miroir, dit Sean.

Chris alla chercher un balai et balaya le verre sur une pile de vêtements. Il porta le miroir cassé jusqu'à son lit, puis jusqu'à la porte d'entrée. « Ne t'en fais pas autant » dit Sean. « C'est un miroir. » Alors qu'il se surprenait souvent en train de supposer – de souhaiter, probablement – que tout le monde était pareil, Sean savait que son frère et lui (et tous les autres) étaient désespérément et mystérieusement, sentait-il, différents. Chris plaça le miroir contre la télé, à sa place originelle. Le haut était intact et formait une lame, comme une guillotine. Sean se sentit angoissé.

Chris alla jusqu'à son lit et s'y allongea, face à la fenêtre.

– Tu veux regarder le film ? dit Sean.

Chris émit un bruit et le fit durer. Le son devint plus fort, puis s'arrêta.

Sean mit le film. Mon frère mérite d'être heureux, pensa-t-il. Que peut-il arriver dans ce monde ? se demanda-t-il, nauséeux. Quoi que ce soit peut-il vraiment arriver ? Il regarda le sofa. Il s'y allongea. Le film n'était pas rembobiné. Sean regarda le générique de fin et s'endormit.
* * *
– La prochaine fois, je viendrai avec Maryanne, dit Annie à Sean. Qu'est-ce que t'en dis ?

– OK, dit Sean.

Il était allongé sous des couvertures, sur le sofa. Chris prenait sa douche; il avait chanté fort un moment, mais ensuite, il s'était arrêté.

Annie sautait, à présent, sur le lit.

– Parfois, je pense que je suis toutes ces personnes différentes à la fois, dit-elle en sautant. Genre, cinq personnes. Et elles veulent toutes utiliser ce même cerveau. Et ce cerveau est fatigué. Ce cerveau dit : ‘quatre d’entre vous doivent partir’ et parfois, c'est moi qui commence à partir parce que pourquoi je devrais avoir la priorité sur ces quatre autres personnes ?

Annie s’assit et sourit à Sean.

Sean essaya de se concentrer sur sa propre vie.

– Tu as vu Annie Hall ? dit-il. Il avait voulu dire quelque chose sur sa vie à lui.

– Non. Mais une nuit, j’ai rêvé que j’étais Woody Allen, dit-elle. Personne ne m’aimait plus. Des gens m'ont poursuivie dans un hôtel. Après, j’ai sauté par la fenêtre. J’ai survécu à la chute, mais j’avais un clou dans le ventre. J’ai marché un peu et j’ai pensé ‘Bon, ben je vais aller faire un film’.

Annie bailla très lentement et silencieusement. Sa bouche s’ouvrit tout grand. Sean regarda les dents d'Annie, cette collection privée bien rangée à l’intérieur de sa petite tête élégante, comme un secret derrière le visage, un hobby blanc et choquant. Cela rendit Sean nerveux. Il se sentit périlleux, puis fugace, puis un peu enthousiaste.

– Annie Hall, de Woody Allen, dit Annie. C’est tellement triste. Enfin, je ne sais pas. Est-ce que c’est triste ?

Sean ne se souvenait pas de quoi parlait le film. Il se souvenait de quelque chose sur le tennis, sur la difficulté et la lenteur du tennis, son côté handicapant, aussi indomptable qu’un mauvais rêve; il se souvenait que la balle de tennis s’élançait toujours de la raquette – comme un missile sol-air – au dessus de barrières et de murs. « Woody Hall » dit Sean.

Annie rit. « Annie Flame » dit-elle. « Ça devrait être mon nom de plume. J’ai écrit un roman. » Elle fixa Sean du regard. « Annie Flame serait mon nom de plume et pendant les interviews, je sortirais d’un sac marin une tige de métal comme celles des chemins de fer. Je leur dirais que je pense à me faire percer le front. Je mettrais la pointe de la tige sur mon front, pour en faire la démonstration. Je me citerais constamment. Moi et une autre personne. Einstein. Ça serait mon plan de carrière. Dans la vraie vie, j’aurais cette autre personnalité – tout en lucidité et en amour. Ça me rend triste de parler comme ça. Je devrais arrêter. »

Sean rit de façon plaisante, assez naturellement, ce qui le surprit et lui fit plaisir.

– Comment s’appelle ton roman ?

– C’est ‘Dix photographies digitales de onze petites âmes persécutées’. » Annie regarda Sean. « Ce n’est pas comme ça qu’il s’appelle » dit-elle.

Chris sortit de la salle de bains dans un jaillissement audible de vapeur, comme une apparition surnaturelle – entièrement habillé. Son visage était mouillé.

– Annie, dit-il. Aujourd’hui, je ne me sens pas bien non plus.

Annie alla vers lui et le serra dans ses bras et ils sortirent quelque part.

Sean se déplaça du sofa jusqu’au lit. Je manœuvrai sournoisement du sofa jusqu’au lit, pensa-t-il. Il n’était qu’un enfant, il le savait. Un petit garçon. Il avait écrit un roman, pourtant. Lui aussi avait écrit un roman. Il y avait des palourdes dans le roman. Un tas de palourdes sur un coin de fond marin sans lumière; tremblantes, sifflantes, comme des pailles, puis éclatant enfin – explosant – sous la force de l'effarement et du manque d’amour. Quelque part, les palourdes étaient symboliques; elles avaient dû l’être. À moins que non ? c’était un roman désespéré, qui n'avait rien de drôle – très étrange, raconté avec une sorte d’ironie incompréhensible. Il y avait aussi de vrais gens dedans, pas seulement des palourdes. Sean avait passé un an dessus – un an dont, se rendait-il compte à présent, il n’avait aucun souvenir. Désormais, essaye plus sérieusement de te souvenir de ta propre vie, pensa Sean, puis il s’abîma dans un sommeil sans rêve. Lorsqu’il se réveilla, il alla immédiatement prendre une douche. Il sortit marcher dans la nuit, en pensant des pensées sans langage. Il se sentait frais et relâché – fraîchement relâché, comme un animal rare plissant les yeux; un wombat volant ou un âne sauvage africain. Ses yeux étaient comme complexes et légers à l’intérieur de sa tête. Soudain, il traversa une rue en courant. La nuit, savait-il, pouvait exister la croyance que quelque chose qui n’avais jamais été ressenti pouvait l’être; la croyance en quelque chose de nouveau. Vous pouviez, assez facilement, vous permettre cette vision du monde – cette foi exaltante, minuitesque – cette conviction qu’il y avait quelque part quelque chose qui vous aimait, qui, la nuit, vous vénérait et vous recherchait, comme une vie antérieure cherchant sa suivante, en voulant désespérément la continuation d’elle-même. Et même si elle ne vous trouverait probablement jamais, elle ne laisserait, croyiez-vous la nuit, jamais tomber, et cela suffisait – que quelque chose soit quelque part et désespéré et en chemin. Mais c’était moins le cas en ville. En ville, c’était surtout et tout simplement trop bruyant. Il y avait trop de bus. Sean entra dans un restaurant de sushi sur St. Marks. Il prit une soupe au miso et de l’eau glacée. Maryanne, pensa-t-il. Qui est Maryanne ? Il regarda sa serveuse, à l'autre bout du restaurant – une chose sombre et amicale, un peu menaçante – et pensa: je suis amoureux de cette personne; puis il rentra et rêva le rêve délavé d’aimer quelqu’un qui n’existait pas. Il se réveilla et ne s’arrêta pas (Maryanne, pensa-t-il, Maryanne, Maryanne) parce qu’il y avait une sorte de désir sans mots – une chose sans foi, béante, orageuse – qui pouvait enfler en vous alors que vous deviez terminer une journée et entrer dans une autre; et pour apaiser cela, ce trou indestructible, vous faisiez de sévères et alarmantes promesses sur tout et n’importe quoi; vous construisiez des pensées élaborées, comme des maisons – des manoirs, d’autres mondes – et vous emménagiez, péniblement et stupidement, dedans; sans savoir, ressentir ou croire quoi que ce soit, sauf que vous étiez arrivé à destination, que vous aviez rejoint une sorte d’amour, une sorte de vaporisation d’amour, comme une crème d'eau, peut-être, mais un amour tout de même, dans cet endroit vaste et lacéré à l’intérieur de votre tête, à l’intérieur de vos pensées, et que vous pouviez donc, enfin, dormir, ensuite.
* * *

Dans l’appartement, Sean avait mis de la musique très fort. c’était de la guitare désespérée du milieu des années 90. Chris était parti passer la semaine quelque part avec Annie. Il était trois heures du matin, et Sean faisait le ménage – il marchait avec un sac poubelle et fourrait des choses dedans; en fredonnant des airs et chantant par moments.

Le matin, Sean alla chercher des plats chinois à emporter. De retour chez lui, il mit de la musique acoustique désespérée. Il mangea, se versa du jus de fruit. La musique était très bonne. Sean s’arrêta un moment et se tint complètement immobile. C’est bien, ça, pensa-t-il. Je suis en train d’être sérieux, pensa-t-il. « Je suis extrêmement heureux » dit-il tout haut. Il posa sa nourriture. Il sauta sur le lit de son frère. Il s’y posa. Il voulait rire ou quelque chose comme ça. Aimer, pensa-t-il. Il se leva, éteignit la musique. Il regarda la télé. Il alla se coucher.

Dehors, il faisait noir quand Sean se réveilla. Il mit de la musique, fit la vaisselle. Il essuya la télé et le bureau avec de l’essuie-tout humide, puis nettoya le sol. Il prit sa douche en laissant la porte ouverte et la musique jouer fort. Il sortit boire un café. Il s’arrêta dans une librairie et prit un formulaire de candidature pour un emploi. Dehors, alors qu’il traversait la cinquième avenue, il leva les yeux vers les bâtiments et ressentit une sorte d’extase, quelque chose comme de l’absolution et de la gratitude et de l’intelligence – mais c’était peut-être quelque chose comme du café et de l’éveil – se former, comme une bonne idée (le monde qui, enfin, réfléchissait sérieusement), ici, dans ce petit vent, cet espace légèrement infrarouge entre les bâtiments, les étoiles-joyaux humides et mondées des feux tricolores, et toutes les fenêtres vitreuses au-dessus, aussi brillantes et compréhensives que des yeux, aussi vigilantes qu’un monde qui voulait, vraiment, savoir – et aimer – tous ses gens perdus et confus.
* * *
Sean se réveilla sur le lit de son frère. « Sean », dit Annie. Elle et Chris étaient de retour. « Viens voir une superproduction hollywoodienne avec nous. » Ses cheveux étaient teints d’un vert inégal, comme une fougère.

– Maryanne veut te rencontrer pour un blind date » dit Annie au cinéma. Elle s’assit entre Sean et Chris, s'appuya contre Chris en regardant Sean. « Maryanne. C’est un beau nom, non ? »

– Maryanne, qui est Maryanne, dit Chris.

– J’aime bien ce nom, dit Sean.

Il était en train de penser à un rêve qu’il avait fait, il y a quelques jours, dans lequel l’amour était un squelette qui flottait dans la nuit; rien qu’un seul squelette pour le monde entier – une erreur de logistique, comprenait Sean dans son rêve – planant, les orteils dans l’eau au-dessus des mers, en dessous des ponts, à travers les murs; ses os et son spectre entrant et sortant de chambres à coucher la nuit, comme un voleur sans désir; une chose morte et propre au tempérament de nuage. Le rêve avait continué encore et encore et il était rassurant – blafard et religieux, comme une prière sans origine et sans message mais tout de même touchante. Mais maintenant, tout cela semblait seulement agaçant. Le squelette, Sean le sentait maintenant, n’était pas l’amour mais une manifestation manquée de l’amour – volant haut et fort, faisant cliqueter ses os et jouant des mâchoires dans un rire faux et impie.

– Maryanne est tombée sur la tête quand elle était petite, était en train de dire Annie. Mais au lieu de lui endommager le cerveau, ça l’a fait penser merveilleusement et bizarrement. On l'a catapultée au bout de l’échelle de Q.I., pas en bas

– Comment ça se fait ? » demanda Sean. Il avait passé le reste de la semaine dernière à louer des films existentiels à petit budget, à boire de la bière et du café, à contempler – nostalgiquement, en quelque sorte – le formulaire pour le job à la librairie depuis l'autre côté de la pièce – un peu déprimé.

– Quel âge a ta sœur ? dit Chris.

Annie se redressa entièrement.

– Ma sœur, dit-elle. Elle n’est pas limitée par le temps ou l’espace. Elle n’est pas comme ça. Je ne sais pas. Ce n’est pas un robot. Ce n’est pas un chef d'œuvre de cinéma de science-fiction. » Annie marqua une pause. « Je pourrais dire qu’elle a dix ou vingt ans, mais ce ne serait pas vrai. Elle est seulement là. Ce n’est même pas une sœur, en fait. » Annie rit. « Hé, wow » dit-elle. « Maryanne est là. » Elle pointa du doigt une fille assise seule au premier rang. « Sean, va t’assoir à côté d’elle. Elle se sent seule. Peut-être un peu désespérée, assise au premier rang. Mais regarde ses cheveux. Elle se les est arrangés; elle les est lavés. »

– Je ne connais pas Maryanne, dit Sean.

– Où est Maryanne ? dit Chris sans bouger. Merci Sean. D'avoir nettoyé l’appartement.

– Maryanne », cria Annie. Des gens, pas la fille, se retournèrent. « Vas-y avant que le film ne commence. Pointe vers nous pour confirmer; je te ferai signe. »

– Non, dit Sean.

Annie le tira pour le relever. Sean regarda autour de lui. Le monde semblait étrange, mais ensuite, il ne fut plus étrange, c’était seulement le monde.

– OK , dit-il. Mais viens avec moi.

Il irait, pensa-t-il. Il se ferait tomber inéluctablement amoureux, comme dans un bon problème; l’amour le fixerait d'un regard vide, Sean ne vacillerait pas, et l’amour, ensuite, l’assassinerait, le traînerait dans un endroit gris et souterrain, congèlerait son cadavre et, au fil du temps, le mangerait. Annie poussa Sean au bout de la rangée. Elle se rassit. Sean se sentit grand et pris de vertiges. Il descendit prudemment les marches. Au premier rang, il sourit à la fille, dit quelque chose et pointa Annie du doigt, qui, debout, agitait les bras. La fille se leva. Son visage était surpris et effrayé. Elle avait un certain âge. Elle se toucha les cheveux et s’assit. Sean regardait, maintenant, le sol, et Annie eut l’impression qu’il s’était endormi debout. Les lumières s’éteignirent.

Sean remonta et s’assit. Il y avait de petits cognements à l’arrière de sa tête, un martellement à l’intérieur et à l’arrière de son crâne – le cerveau las de lui même; qui voulait sortir, peut-être, en forant lentement, péniblement, l’os.

– Ne t’inquiète pas, Sean » murmura Annie. Elle le regarda. Elle lui tapota la cuisse.

– Bien joué » lui murmura Sean. C’était vraiment bien joué, pensa-t-il.

Plus tard, pendant le film, Annie murmura à l'oreille de Sean: « C’est ce que tu dois faire. Prétendre que tu connais ces gens. Prétendre qu’ils t’aiment. Ils peuvent t’aimer. Penses-y. » Le film parlait de James Bond, qui avait un Zodiac qui pouvait, si la situation le demandait, ce qui arriva – deux fois – tenir dans la paume de sa main. C’était un homme très occupé, trop occupé pour l’amour – sauf pour un amour succinct, plein d’esprit, super-sexy.

Après le film, ils allèrent manger des sushis.

– Tu crois encore que j’ai une sœur qui s’appelle Maryanne ? dit Annie. Tu crois que je te raconte n’importe quoi ?

– Peut-être bien, dit Sean.

– C’est vrai, dit Annie. Elle a le regard opaque d’un enfant prodige qui pénètre sur une terre brûlée. Un jour, elle a sournoisement jeté un cornet de glace contre une fenêtre du troisième étage. La chose froide s’est écrasée sans bruit contre ce bâtiment dur en brique. C’était comme une petite épiphanie du monde physique.

– J’aime bien ça, dit Sean.

– Annie. Écoute ce que tu dis » dit Chris. Il se leva. « Qu’est-ce que tu fous ? » Il arrangea son pantalon et s’assit. Il avait, vit Sean, un regard qui disait qu’il pourrait hurler de façon si horriblement silencieuse, modulée et sans fréquence que les lois de l’univers devraient être changées.

– Tu es de mauvaise humeur » dit Annie. Elle serra Chris dans ses bras. Elle le regarda. « Je t’aime » dit-elle.

« Ce n’est pas ce que je voulais dire » dit Chris, incertain. Il regarda ailleurs, dit « Je rigole » très fort, puis les regarda à nouveau et commença à parler de si c’était un crime contre l’humanité ou pas d’acheter du café chez Starbucks. C’était une compagnie privée, alors elle était motivée par le profit, et elle créait un plus grand écart entre les riches et les pauvres. Mais les gens pouvaient peut-être plus facilement tomber amoureux dans un Starbucks, avec tous ces fauteuils confortables. Mais les gens étaient-ils censés aimer d’autres gens, eux-mêmes, le monde entier ou l’amour lui-même ? Chris regarda autour de lui. Il dit qu’il n’avait pas réfléchi à tout ça avant maintenant; qu’il avait pensé au jeu d'échecs – c’était tellement bizarre et déprimant – puis, tout d'un coup, il s’était mis, sans savoir comment, à parler de Starbucks. Il dit qu’il se sentait beaucoup mieux maintenant – peut-être. Il n’en était pas sûr. Il posa ses doigts écartés sur son crâne et commença à le masser. Annie décolla ses mains de là, les remplaça par les siennes, cita Einstein (« Seule une vie vécue pour d’autres en vaut la peine ») puis dit quelque chose sur l’apprentissage de l’amour, que c'était une sorte de mémorisation, une série de faits à se mettre dans l’esprit, une sorte de souvenir futur – un cadre – dans lequel entrer. Sean essayait d’écouter, de le comprendre quand il se leva – inconsciemment, pensa-t-il en le faisant – pour aller aux toilettes. Il se lava les mains. Maryanne, pensa-t-il. Il adressa un sourire au miroir au-dessus du lavabo. Il prit une expression fâchée, une expression neutre. Il rapprocha sa tête autant que possible du verre – de sa profondeur de monde-dans-le-monde, comme une glace sage et aérienne. Il pouvait tomber, il le savait, dans cette intelligence supérieure du miroir, dans son enthousiaste et confiante indifférence, comment il vous absorbait et doutait de vous et reflétait continuellement votre vous douté au monde. Sean se dévisagea. D'où venait-il ? En quoi quelqu’un devait-il croire ? D’où venait l’amour ? Il sentait que ces trois questions étaient très légitimes.
* * *
Le matin, Annie arriva avec une petite fille. Sean n’avait pas encore dormi et s’apprêtait à le faire. Chris regardait la télé. « Votre recette de pâtés de crabe est-elle meilleure que l’amour ? » disait la télé. « Meilleure que, disons, le sexe ? »

– Bonjour, petite fille, dit Chris.

– Voici Maryanne, dit Annie.

La fille avait l’air d’avoir cinq ou six ans. Elle s’agrippait à un coin de la robe d’Annie, une superposition de rouge et de blanc – elle avait mis deux robes.

– C'est qui, Maryanne ? murmura la petite fille. Sa main était vraiment toute petite.

– Tu es Michelle » dit Annie à la petite fille. « La plupart des choses que j’ai dites n’étaient pas vraies » dit Annie à Chris et Sean. « Bien sûr, la vérité est comme une boîte de 56 crayons. » Elle marqua une pause. « Nom de nom » dit-elle gentiment. « On peut dire ‘nom de nom’ quand Michelle est là. »

Michelle marcha lentement jusqu’à Sean.

– Bonjour Maryanne, dit Sean.

– Michelle, dit la petite fille.

– J’oubliais, dit Sean.

– Bonjour » murmura Michelle. Elle s’approcha très près de Sean. « Tu as des animaux ? »

Sean s’écarta de Michelle, puis reprit sa place. Il secoua la tête. Quelque chose se déroulait dans le ciel exigu de son esprit; une bannière blanche et sans message, se repliant sur elle-même.

Michelle sortit quelque chose de sa poche. Un haricot sec. Elle le tint contre elle et le caressa en regardant Sean. Ses yeux avaient l’air parfaitement taillés et estimables; un peu étrangers, pensa Sean avec perspicacité. Il la fixa des siens.

– C’est son haricot de compagnie, dit Annie. Elle dit que c’est un chien. Michelle, dis-leur comment il s’appelle.

Michelle mit le haricot dans sa poche et fit un pas en arrière, pour s’éloigner d’Annie.

– Je peux le faire toute seule, dit Michelle.

Elle devint toute rouge. Elle prit la main de Sean et lança un regard furieux à Annie.

Sean regarda Chris, qui fixait la télé, dont le volume devint soudain très fort: « Pendant ces vingt dernières années, j’ai aimé quelqu’un qui aimait quelqu’un d’autre, qui n’était pas un individu de l’espèce humaine, mais une grosse entreprise bien cotée en bourse. Alors je me suis effondré et je suis tombé sur le lit. Ce n’était pas un matelas à eau. C’était un banc public. »

Sean fit de son mieux pour souhaiter le meilleur au monde mais il finit accidentellement – il le ressentit clairement – par le maudire. Il songea à la possibilité de s’allonger. Il avait très sommeil. La petite fille me tient la main, pensa-t-il. Un moment, il perdit le fil des choses et, soudain, les secondes semblèrent s’écouler avec maladresse, comme une masse battant des ailes, une volée de quelque chose que l’on venait de relâcher. Sean en fut déconcerté. Le temps, savait-il, avait certaines obligations.

« J’ai faim » dit Chris. Il se leva. « Je veux la salade. Le resto japonais. Sur St. Marks. » Ils partirent au restaurant, le même que la nuit précédente. Après leur repas, ils restèrent debout dehors. Ils regardèrent le ciel. Il était nuageux et un peu rose. Il n’y avait rien à en dire. Annie acheta de la crème glacée. Sean se balada dans un snack et en ressortit avec un café dont la taille semblait hautement créative.

Sur la Cinquième Avenue, Annie courut au-devant de tout le monde. Elle plia les genoux et fit un petit bond. Son cornet de glace s’éleva dans les airs, frôla une fenêtre du premier étage et tomba sur le trottoir. La bouche d’Annie bougea comme pour un rire – Chris, Sean et Michelle le virent – puis Annie courut dans un magasin et en ressortit quand tout le monde l’eut rattrapée.

– Qu’est-ce qui ne va pas chez toi, dit Chris.

Sa voix était neutre et déconnectée, plus faite de son que de sens. Sean imita son frère tout haut – « Qu’est-ce qui ne va pas chez toi » – et rit. Chris le regarda.

– Qu’est-ce qui ne va pas chez toi, dit Chris à nouveau.

Sean rit à nouveau.

– Je t’aide, disait Annie à Chris. Faire des trucs étranges t’aidera. T’as pas aimé ?

Elle serra Chris dans ses bras. Elle le regarda.

– Désolé, dit Chris.

– Tu as l’air heureux, dit Annie.

– Non, dit Chris. Enfin, peut-être.

Il pointa mollement quelque chose du doigt, de l’autre côté de la rue. Sean pensa à des palourdes et rit. Chris le regarda.

De retour à l’appartement, cela faisait longtemps que Michelle était dans la salle de bain. Sean – sur le sofa – finit son café, déposa le gobelet sur la table et sentit un vague désir pour le gobelet. Je suis un gobelet rouge, dit le gobelet. Sean s’en saisit, puis le reposa. Le gobelet était énorme. Sean fit un grand sourire. Annie et Chris étaient sur le lit. Annie dit: « Nous sommes assis à attendre Michelle. Nous ne sommes pas en train de ne rien faire: nous faisons quelque chose. » Ils entendaient Michelle, dans la salle de bains, discuter à voix basse, de façon mystérieuse.

– Je fais quoi, comme boulot ? dit lentement Chris. J’ai oublié comment je gagne ma vie. Oh. Laissez tomber.

Michelle sortit et murmura quelque chose à l’oreille d’Annie. Annie alla jusqu’au bureau de Chris et en écarta d’un geste large tout ce qui s’y trouvait – tout ce bazar inutile, pensa immédiatement Sean – sur un côté.

Michelle sortit le haricot de sa poche, puis un petit lit fait d'une coupelle à sauce soja recouverte de papier toilette. Elle l’a volée au restaurant japonais, pensa Sean avec enthousiasme. Michelle posa le lit sur la table, et le haricot sur le lit. Elle recouvrit exactement la moitié du haricot avec du papier toilette.

Ils la regardaient tous faire. « Arrêtez » dit Michelle. Elle changea d’angle pour cacher ce qu’elle était en train de faire.

Chris alluma la télé – une émission sur les rencontres amoureuses.

– Le hari-... le chien est tellement bien traité, dit Annie. Ça ne va pas. Sans douleur, le plaisir énerve, il ne satisfait pas. Avec la douleur... C’est une chose qui nous presse, qui nous délaisse. Est-ce que c’est trop pessimiste ? Michelle ?

Michelle ignora Annie avec une évidence visible sur son visage. Elle marcha à quatre pattes jusqu’au milieu du lit, et se recroquevilla sur une couverture que Sean avait bien pliée en carré, un peu plus tôt. Sur le sofa, Sean sentit que sa posture était très droite. « Je me sens bien » dit-il tout haut. Il se sentait très réveillé.

Annie souleva Michelle en soulevant la couverture sur laquelle elle était couchée. Le visage de Michelle rougit et elle ferma les yeux très fort. Annie posa Michelle et la couverture sur un coin du lit et s’allongea. « Christopher » dit-elle. Chris éteignit la télé. Ils s’endormirent. Dehors, il faisait maintenant noir. Sean se tenait à l’écart et regardait Chris, Annie et Michelle. Ils étaient tous très immobiles. On aurait dit que d’une certaine façon, ils faisaient semblant. Nous ne faisons pas partie de ta réalité, dirent-ils. Regarde comme je suis bien, dit le lit. Utile. Ouais, pensa Sean. Il les regarda un très long moment et glissa dans une sorte d’exquis vertige. Il se sentait éclairé et aussi mentholé que du chewing gum. Il sortit, se promena, acheta du café, rentra, s’assit sur le sofa. Il avait l’impression d’avoir bondi dehors puis, immédiatement, à l’intérieur, avec du café. Il regarda la télé sans le son. Il but du café. Un film passait, et Sean le trouva extrêmement amusant et impressionnant. À la seconde où le film se termina, Chris se réveilla et dit d’une voix agacée qu’il voulait retourner dans le même resto japonais. Il était plus de minuit. Michelle sortit le haricot de son lit et alla dans la salle de bains. « Fais attention » dit-elle depuis l’intérieur. Sa voix était forte et ensommeillée. « S’il te plaît. C’est bien. Je t’aime. C’est ça, l’amour. » Michelle sortit. Elle resta à la porte, et elle commença à rougir.

– Le haricot est aux toilettes, dit Annie.

– Non, arrête, tu sais même pas, cria Michelle. Elle se détourna d’Annie. Elle regagna la salle de bains, en sortit, frappa du poing la cuisse d’Annie. Ils partirent tous au restaurant.

Près de Union Square, un homme étrange demanda à Annie de le prendre en photo.

Sean savait que l’homme était étrange parce qu’il portait un t-shirt qui disait « L’amour à l’italienne ».

Annie prit son appareil photo et le donna à Michelle. L’homme sembla inquiet. « Fais attention », dit-il. Il en avait un autre à la main, plus gros. « Merci, vraiment » dit-il et il avança avec un grand sourire. Michelle prit une photo avec le flash. Il y avait maintenant un autre homme, très près de Sean, qui le regardait en plissant les yeux. Sean remarqua qu’il fixait cet homme sans le voir.

– Laissez-la faire, dit Annie à l’homme.

Mais il avait repris l’appareil photo et il était entré dans un magasin. Lui et l’autre homme parlaient à l’intérieur, de l’autre côté de la vitre. L’un deux pointait Michelle du doigt. On aurait dit qu’ils étaient quatre à présent – quatre hommes, chacun avec son étrangeté particulière. Sean ne comprenait pas. Soudain, il se mit à rire. Il y avait des palourdes dans son roman, pensa-t-il. Il rit à nouveau.

– Est-ce que tu veux un appareil photo pour Noël ? demanda Annie à Michelle. Les photographes sont très respectés et artistiquement engagés. Ar-ti-stique-ment engagés.

– Je veux une calèche et des chevaux pour Noël, dit Chris. Pour m’écraser moi-même. Non, je déconne.

– Je veux que nous vivions tous dans une maison quelque part, sans rien faire » dit Annie. Elle regarda Michelle. « Une maison de pain d’épices. Qu’est-ce que tu veux, Sean ? »

Je veux être en amour et hors d’ici, pensa immédiatement Sean, et il sentit la nausée de cette pensée, sa grippe massive et animale. Il ne voulait rien, jamais, pensa-t-il avec extravagance. En fait, il savait parfaitement ce qu’il voulait. Il y avait pensé avant – la semaine dernière, quand il était un peu déprimé. Il voulait rentrer en lui-même, s’asseoir à l’intérieur de son propre corps et, de là, regarder au dehors pour voir ce qu’il ferait. Il voulait continuer à faire des choses, mais il voulait juste les regarder arriver, sans vraiment faire quoi que ce soit. « Je veux – » dit Sean.

– Il a pris ma photo ! hurla Michelle. Elle commença à grimper sur Sean, qui la regarda prudemment, avant de la soulever en tenant délicatement ses jambes et son dos.

– Michelle est la plus intelligente de sa classe, dit Annie. Ses profs sont tous inutiles. Tous les profs sont tous inutiles. Où est Chris ?

Chris marchait vers le restaurant. Annie courut vers lui. Sean, qui portait Michelle, fixa Annie qui courait, puis il se mit à trotter dans sa direction.

« T’es tout bosselé » dit Michelle. Sean baissa les yeux et vit que ceux de Michelle était calmes et grand ouverts, ce qui le rendit heureux. « Tu sais pas du tout t'y prendre. » dit Michelle. Chris avançait très vite, tout devant, et Sean commença à courir, pour tenir la distance. Il faisait bien attention à dérouler la plante de ses pieds en posant le talon en premier. Il sentait qu’il pouvait tomber et s’ouvrir le front; ou descendre à travers le béton, très rapidement, comme on descendrait un escalier.

Au restaurant, ils s’assirent au bar à sushi. On installa Chris, Sean, Michelle, Annie. Chris commanda trois salades maison, qui lui furent immédiatement servies en une sorte de tic prolongé de la serveuse. « Désolée » dit la serveuse. Elle sourit directement à Sean. Combien de fois Sean était-il venu là en cette très longue journée ? Il compta dans sa tête. Une, deux, trois. Sean répondit au sourire de la serveuse. Elle ne se doutait pas, pensa Sean, de la vie qu’il vivait – c’était moins une vie qu’un musée et une église de la vie. Un reposoir pour des choses frappées-sur-la-tête, empaillées, exposées, vénérées depuis l’autre côté d’une vitre. C’était un lieu où toute romance était impossible, où le thé était fait, avec ferveur, à base d’écailles de peinture, d’éclats de verre et de petite monnaie. Dans ce monde, savait Sean, on pouvait mettre ses espoirs dans l’os d’un orteil, un os de sang, le cartilage d’un œil – tous les donateurs mal-aimés du monde-corps de quelqu’un. Mais qu’était-ce qu’un os de sang ? Y avait-il, peut-être, des os dans le sang ? Des os minuscules qui y nageaient ? Des squelettes d’hommes-plasma perdus et égarés ? Et les palourdes ? Rien de tout ceci, pensa Sean avec prudence et lenteur, n’était vrai, bien sûr. Il fit un effort pour se concentrer sur le monde réel – ce véritable endroit là-dehors, où de véritables choses arrivaient tous les jours, soit-disant.

Annie serrait Chris dans ses bras et lui demandait comment étaient ses salades et Chris ne réagissait pas.

Puis Annie avait regagné sa place et disait à Michelle: « Tes sourcils vont devenir tout musclés si tu continue à faire cette tête. Est-ce que tu veux de gros muscles sur ton visage ? Tu peux, tu sais. Tu peux faire tout ce que tu veux. » Annie sortit quelque chose de sa poche et le mit dans sa bouche. Deux fois. « Tu es une jeune fille très privilégiée » dit-elle. « Est-ce que tu voudrais faire de l’équitation ? Est-ce que tu voudrais manger des salades exubérantes aux noix bigarrées ? On peut arranger ça. » Annie regardait ses mains, serrées devant elles. « Tu as la vie devant toi et c’est dingue. Ça saute, ça s'élance. Une grenouille volante qu'on fauche à la lance. Tu veux être une fille calme ou une fille bruyante ? Joyeusement triste ou tristement joyeuse ? Qui aimeras-tu ? Pour quelles raisons ? Tu veux des leçons de piano ou des leçons de violon ? » Annie tourna, très lentement, la tête vers Michelle. « Il n’est pas trop tard pour devenir pianiste de concert. Il n’est pas trop tard pour croire en un Dieu d’amour. »

– Arrête, chuchota Michelle. Arrête de faire ça, cria-t-elle.

– Tu ne voulais pas chuchoter, dit Annie. Trop mignon.

Michelle poussa Annie qui se pencha vers elle, en annulant la poussée.

– Arrête, s’il te plaît, murmura Chris. Non...

– Je ne t’aime pas, dit Michelle à Annie.

Sean avait pensé à un jour en Floride, il y a très longtemps, où Chris l’avait poursuivi et attaché ses bras derrière son dos avec une ceinture, ses jambes avec des lacets, et l’avait arrosé avec le tuyau d’arrosage. Sean n’avait pas arrêté de rire, même quand il lui avait arrosé le visage; ça s’était passé devant la maison, dans l’herbe, et plus tard, Sean avait tiré le tuyau, tendu, jusque dans le salon pour arroser Chris, qui mangeait une assiette de nuggets passés au micro-ondes. En fait, Sean n’avait rien fait de tout ça, mais il était en train de l’imaginer (la lucarne, la vitre coulissante, les nuggets de poulet), sans se demander si cela s’était vraiment passé.

Il imaginait tout ça et il souriait en fixant Annie, et puis Annie lui rendait son sourire et ils se sourirent pendant très longtemps, sans que rien d’autre ne se passe dans le monde.

Puis Sean baillait et clignait des yeux très lentement. Il remarqua qu’il fixait quelque chose qui n’était pas Annie. Ses yeux ne se fixaient pas. Fixez-vous, leur ordonna Sean. Il exerça sa volonté sur ses yeux. Il y avait une fourchette. On m’utilise pour manger, dit la fourchette. Lance-là, pensa Sean. Il voulait s’amuser. Il se toucha la bouche et sentit qu’il souriait toujours. C’est bien, pensa-t-il. Il bailla et mit quelques doigts dans le trou de sa bouche. Il ne dormirait plus jamais, pensa-t-il de façon prometteuse, plus jamais. Des palourdes, pensa-t-il. Il vit que Chris désignait quelque chose du doigt; qu’il commandait des amuse-gueules du menu. Tous, pensa-t-il. Donnez-lui tous les amuse-gueules. La serveuse avait son bloc-notes. Sean ne pouvait pas déchiffrer son visage. Il avait l’impression de la connaître intimement. Elle avait un stylo-bille et un bloc-notes et puis elle s’en allait. « De la bière » cria Chris. « Du saké. »

« Oh, wow » dit Annie. « Maryanne a la même configuration de consonnes et de voyelles que Michelle. Ben, ce n’est pas très intéressant. » Michelle se leva et se mit à attaquer Annie. Elle donna des coups de pied à Annie. Elle frappa Annie avec une cuillère. Annie avait l’air inquiet. « Oh, Michelle » dit-elle. « Frappe-moi, s’il te plaît. Je suis désolée. Je ne sais pas quoi faire. Je ne sais vraiment pas. Je nous aide comment ? Toi et Chris. Toi et Sean et Chris. »

Sean regarda son frère, qui avait l’air de pleurer, très silencieusement et étrangement; son visage baissé touchait presque ses assiettes de salade. Sean voulait l’arroser avec le tuyau. Il voulait tellement le faire il y a dix ans. Je le ferai, pensa Sean. Cette logique bloqua son cerveau. Puis Michelle lui tenait la main, le menait quelque part et maintenant, ils se trouvaient dehors, et regardaient dans le restaurant à travers la vitre.

Au bar à sushi, Annie serrait Chris dans ses bras. Elle se retourna et chercha Michelle et Sean et les vit dehors, qui se tenaient la main. L’enfant précoce, sa fille – comme elle aimait sa petite Michelle – la fixait droit dans les yeux. Ceux de la petite, féroces mais ensommeillés, étaient un peu dans le vague. Sean, le jeune garçon, baillait. Son visage avait la mine penaude et capitulante – les yeux humides – de quelqu’un qui n’aimerait jamais qu’à distance, en secret, une sorte de mi-amour nauséeux à tête chercheuse, étourdi par sa propre mi-existence, rendu fidèle par son propre étourdissement. Il baillait encore. Il n’avait pas dormi, Annie le savait.

Michelle mena Sean à l’intérieur. Elle se promena lentement, en tenant la main de Sean. Sean contempla les gens avec une enthousiaste et croissante indifférence. Il ressentit distinctement un moment de non-existence, puis se rendit compte qu’il fixait une brochette de teriyaki. Qui es-tu ? pensa Sean. La viande se retourna. C’était du poulet. Il était recouvert d’une petite sauce triste et lisse, un nappage savant dont cette viande, pensa prudemment Sean, ne voulait peut-être pas. Mais elle avait besoin de cette sauce. Elle voulait être mangée. Michelle demandait à un inconnu où se trouvaient les toilettes. Puis Sean ouvrit la porte des toilettes et Michelle le poussa à l’intérieur. Elle entra à l’intérieur. La pièce était petite et sombre et Sean alluma la lumière. « Non » dit Michelle. Sean éteignit la lumière. Il fixa les ténèbres. Aime, pensa-t-il. Il baillait. Des gens riaient dehors. Le son était déformé. « J’ai laissé mon saumon chez toi » dit quelqu’un avec enthousiasme. De l’air froid descendait sur eux et Michelle parlait fort. « Elle a jeté du sable sur mon chien. C’était Haricot. Maman dit des choses exprès rien que pour embêter... » Je ne sais pas de quoi elle parle, pensa très lentement Sean. Michelle pleurait doucement, puis très fort. Sean sentit qu’il était ailleurs, dans un endroit où il était encore ailleurs. Merci, pensa Sean. Merci, le monde. Quelque chose se débattait et suffoquait en lui. Quelque chose d’autre arrivait, se mouvait, constant, vers son cerveau, comme une pensée larvaire; quelque chose qui se formait, qui aimait; quelque chose de vrai – mais c’était une chose minuscule, une chose lointaine et fatiguée, et elle ralentissait, abandonnait, se détournait peut-être. Michelle pleurait et disait: « Je n’aime même pas de vraie personne... » et quelqu’un frappait, contre le bas de la porte. C’était Chris. « Sean » dit-il. « Maryanne. » Il donna un nouveau coup de pied dans la porte, puis il eut la pensée soudaine et révélatrice que demain, et tous les jours d’après, il pourrait se réveiller en se sentant exactement comme il se sentait à l'instant, ce qui fit un peu trembler son corps. Personne ne s’en rendit compte, pourtant. Personne ne regardait Chris. Tout le monde regardait la fille aux cheveux verts, vêtue de rouge et de blanc qui se tenait près de Chris et qui disait « Les gens regardent, Michelle, Sean, ils me fixent moi pendant que je dis ces mots, ils regardent ma bouche et à l’intérieur de ma bouche et maintenant leurs visages changent – pendant que je parle, Chris, leurs visages changent, changent... » Sa voix était forte mais tremblante, comme si elle allait se mettre à pleurer.